Musique : Joyce – Feminina

« Parfois, quand j’entre dans une pièce ou que j’emprunte une rue familière, je vois une ancienne version de moi-même venir à ma rencontre. Elle ne peut pas me voir dans l’avenir, mais moi, je la vois très clairement. Elle me dépasse d’un pas pressé, inquiète à l’idée d’être en retard à un rendez-vous où elle n’a pas envie d’aller. Elle est assise à une table de restaurant et verse des larmes de rage en se disputant avec un amant qui n’est pas pour elle. Elle avance à grandes enjambées dans ma direction, vêtue des jeans et des bottes en cuir lie-de-vin qu’elle a portés pendant une décennie, et je me souviens de la sensation exacte de ces bottes à mes pieds. Elle se tient dans la salle de réunion d’un journal avec le genre d’hommes de pouvoir qui savent le mieux saper sa confiance en elle, essayant de les persuader de soutenir un projet de loi dont les femmes ont terriblement besoin – en vain. Elle est un fantôme dans le couloir d’un bâtiment de bureaux qu’elle et les autres femmes de « Ms. Magazine » ont arpenté pendant tant d’années. Elle se précipite vers moi à la sortie d’une salle de conférences, parlant, riant, débordant d’optimisme.

Longtemps, elle m’impatientait. Pourquoi perdait-elle tout ce temps? Pourquoi était-elle avec cet homme? à ce rendez-vous? Pourquoi oubliait-elle de dire la chose la plus importante? Pourquoi n’était-elle pas plus sage, plus productive, plus heureuse? Mais, ces derniers temps, j’ai commencé à ressentir de la tendresse, une accumulation de larmes à l’arrière de ma gorge, quand je la voyais. Je me dis: « Elle fait de son mieux. Elle a survécu – et elle se donne tellement de mal. » Parfois, je voudrais pouvoir revenir en arrière et la prendre dans mes bras. Depuis que j’ai ressenti ce désir, j’ai aussi remarqué que ses différentes images commençaient à se réunir. La petite fille qui écoute la radio dans une pièce vide se tient tout près de la femme qui essaie de réunir des fonds ou qui supplie qu’on lui achète des pages de publicité. La très jeune femme en sari aux yeux fardés de khôl rencontre dans un miroir le regard de la femme en jeans et lunettes de soleil, quinze ans plus tard. Le moi anxieux engoncé dans un trench devant le Plaza écoute un moi plus âgé qui prend la parole lors d’une manifestation. Une grande fille de douze ans aux joues rondes marche à mes côtés dans une rue ensoleillée; elle regarde les vitrines, savoure mon cornet de glace et se sent remarquablement heureuse.

Nous sommes tant de nous-mêmes différents. Ce n’est pas seulement l’enfant d’il y a longtemps en nous qui a besoin de tendresse et d’acceptation, mais aussi la personne que nous étions l’année dernière, celle que nous voulions être hier, celle que nous avons essayé de devenir le temps d’un boulot ou d’un hiver, dans une histoire d’amour ou dans une maison où maintenant encore, nous pouvons fermer les yeux et respirer l’odeur des pièces.

Ce qui lie entre eux ces moi infiniment changeants, aux réactions et aux retours infinis, c’est: il y a toujours une voix intérieure authentique.
Faites-lui confiance.»

Gloria Steinem, « Revolution from Within. A Book of Self-Esteem » (1992)
Source : https://www.facebook.com/mona.chollet/posts/10212533808718705

17 ans

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