Je te donnais des choses à lire : de la poésie, des romans, des essais. Avec quelle bonne grâce tu les dévorais ! Tu lisais Trilling dans le bus en te rendant à ton travail, Conrad dans les heures calmes de la soirée et Yeats le dimanche matin pendant que je descendais acheter le Times. Mais rien ne semblait vraiment adhérer à toi. J’ai l’impression que tu avais du mal à distinguer Lord Jim de Lucky Jim, Malcolm Lowry de Malcolm Cowley, James Joyce de Joyce Kilmer. Ton intelligence, si capable de maîtriser le cobol et le Fortran, avait du mal à déchiffrer le langage de la poésie, et tu levais les yeux de The Waste Land, étonnée, pour poser une question naïve de collégienne qui me laissait ensuite irrité pour plusieurs heures. J’avais l’impression, parfois, que c’était sans espoir. Mais un jour où la bourse était fermée, tu m’as emmené avec toi au centre d’informatique où tu étais employée, et tes explications sur les machines avec lesquelles tu travaillais étaient du sanscrit pour moi. Des mondes différents, des tournures d’esprit différentes. Et pourtant, j’avais toujours l’espoir d’arriver à créer un pont.
L’oreille interne : Robert Silverberg
Musique : Beta Gamma l’ordinateur par Henri Salvador